"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]

Publié le 11 Mars 2013

Ce Dimanche 21 Janvier, nous sommes en train de flâner dans les rues de Potosi au lieu de faire du cheval à Tupiza, comme nous le prévoyions à la base dans notre programme (car la route directe a été fermée à cause des pluies).

A ma grande surprise, j’adore cette ville : le soleil est présent (pour l’instant), les ruelles colorées bordées par de belles maisons coloniales donnent envie de s’y perdre et la vie y a l’air paisible. Nous allons manger dans un restaurant local et quand nous sortons, il pleut et il fait froid. La ville prend alors un visage plus triste. Nous sommes d’accord avec Juliette : c’est le temps idéal pour aller visiter un musée. Comme la majorité d’entre eux sont fermés, nous optons pour le couvent de Santa Teresa, celui des « carmelitas ». Ce couvent est connu pour avoir été l’un des plus strictes et austères de l’époque coloniale, où n’entraient que les filles des plus riches et nobles familles de Potosi.

Le couvent de Santa Teresa, qui donne presque envie d'y vivre...

Le couvent de Santa Teresa, qui donne presque envie d'y vivre...

Le couvent ne pouvait accueillir que 21 sœurs, il fallait donc attendre la mort de l’une d’entre elles pour en faire rentrer une nouvelle. En général, les parents choisissaient d’y envoyer la seconde de leurs filles vers 15 ou 17 ans, en échange du paiement d’une dot très importante (de l’ordre de 500 000 dollars). C’était une façon pour les familles bourgeoises de s’élever socialement, mais elles pensaient également que cela était un sacrifice suffisant pour protéger le reste de la famille sur terre et dans l’au-delà. Pour être claire, les filles acceptaient (sans avoir le choix) de vivre l’Enfer pour donner à leur famille les clés du Paradis.

En entrant, les jeunes filles perdaient leurs états civils pour un simple nom de religieuse. Pour autant, la différence sociale n’était pas abolie puisque celles qui rentraient grâce à un don important de leurs parents portaient un voile noir. Elles étaient souvent accompagnées d’une jeune fille indigène qui ne portait pas de voile. Dès leur arrivée, elles perdaient tout attribut féminin. Ainsi, leurs cheveux étaient rasés pour servir de perruque à la vierge marie, et tout miroir était interdit.

"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]

Au programme : chasteté, obéissance, silence, auto-flagellation, prières, absence de confort (lit en pierre sans matelas, cellules sans fenêtres de 4m²), etc.

L’auto-flagellation entraînait évidemment des maladies, puisque leurs « instruments de torture », à base de clous, de fouets et autres horreurs, n’étaient jamais lavés. Heureusement, un crâne trônait dans la salle commune des repas, pour qu’elles acceptent la mort comme faisant partie de la vie...

A partir du jour où elles entraient dans le couvent, elles n’avaient le droit de voir personne. De fait, les rares visites de la famille étaient étroitement contrôlées, elles n’avaient droit que de leur parler quelques minutes sans jamais les voir (ils étaient séparés par un mur). Quant aux ventes des produits qu’elles faisaient elles-mêmes, elles s’effectuaient grâce à un système de comptoir coulissant, pour leur éviter tout contact avec l’extérieur. Celles-ci n’avaient pas non plus droit d’assister à la messe organisée le Dimanche dans leur Eglise.

Lorsqu’elles tombaient malades, elles restaient à l’infirmerie d’où elles pouvaient recevoir l’Ostie et écouter la messe, une pièce donnant directement sur le cimetière... En effet, même après leur mort, elles restaient à l’intérieur du couvent, dans une tombe perdue au milieu de celles des autres sœurs. Au bout de quelques années, elles disparaissaient dans l’anonymat le plus total puisque leurs restes étaient jetés dans la fosse commune.

 

Elles étaient cependant de véritables artistes et ont laissé des tableaux et des broderies d’une grande valeur. La plupart du temps, il s’agissait de reproduction de tableaux européens. Seules les indigènes n’avaient pas le droit de signer leurs œuvres (certaines fois car le tableau était plus réussi que l’original). Il y avait plus de 300 tableaux du Christ dans le couvent, en plus de multiples objets en or laissés par les parents en guise de dots.

Les activités des carmelitas: au-delà de la broderie, la retranscription de livres, de peintures...
Les activités des carmelitas: au-delà de la broderie, la retranscription de livres, de peintures...

Les activités des carmelitas: au-delà de la broderie, la retranscription de livres, de peintures...

Et puis un jour, un Pape a enfin compris que cette vie d’austérité était peut-être légèrement excessive et que ce serait bien de laisser à ces sœurs la possibilité de rentrer volontairement dans le couvent, d’arrêter de s’auto-flageller et d’avoir un contact avec l’extérieur. Aujourd’hui, elles ne sont plus que 4 à y vivre, mais leurs conditions de vie sont beaucoup moins difficiles…

 

En sortant du couvent, j’ose enfin lever les yeux sur la montagne légèrement enneigée qui se dresse au dessus de la ville. Cette montagne qui assombrit la ville s’appelle le « cerro rico » ou « la montagne qui mange les hommes ». En d’autres termes, c’est une mine encore en activité, où des milliers d’hommes continuent de creuser pour extraire des minerais. Après une longue hésitation, j’ai  décidé d’y aller le lendemain. Vais-je être trop choquée ? N’est-ce pas trop voyeur ? Vais-je vraiment faire avancer les choses et aider les mineurs en m’y rendant ? Est-ce vraiment utile ? C’est justement parce que je me posais toutes ces questions que j’ai décidé de m’y rendre. J’ignorais ce que j’allais découvrir et jusqu’où je serai capable d’aller, mais je savais que si je n’y allais pas, je regretterai. En signant la décharge de responsabilité en cas de mort ou d’accidents, j’avais vraiment peur. Et puis je me suis dit que ce sentiment était sans doute naturel, et que les milliers de travailleurs qui y descendaient chaque jour depuis des années devaient ressentir la même chose chaque jour. La seule différence entre eux et moi, c’était que moi j’avais le choix.

"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]

« Nous nous levons ce matin direction les mines du cerro rico, qui fonctionnent selon un système de coopérative. On a choisit la même compagnie que l’hôtel pour 100BS le tour complet. Le départ ne nous plaît pas beaucoup, on part en groupe et cela nous donne l’impression de partir pour une attraction touristique. Nous prenons le bus et nous nous arrêtons assez vite pour changer de vêtements : bottes, casques, vêtements imperméables et foulards (10BS). Comme nous parlons espagnol, nous tombons sur le groupe dont le guide est un ancien mineur. C’est avec lui que nous nous rendons au marché des mineurs. Ce marché est constitué d’une suite de petits magasins où les mineurs achètent leur propre matériel, et notamment des explosifs en vente libre. Très peu dépensent de l’argent pour acheter des masques car ils ont trop de difficultés pour respirer (car le tuyau pour respirer empêche de prendre de grande bouffée d’air) ils continent donc à utiliser le foulard. Nous achetons une bouteille d’eau et des feuilles de coca, pour notre usage personnel mais également pour offrir aux mineurs que nous allons rencontrer. Juliette fait un petit malaise, sans doute en raison de l’altitude (la mine se trouvant à plus de 4000 mètres…). 

 

Le guide a donc été mineur pendant 5 ans et il nous apprend beaucoup de choses. La mine est en fait le fruit du déplacement des plaques tectoniques et d’un refroidissement soudain, qui ont propulsé vers le haut une rivière souterraine remplie de sédiments (effet volcan). L’argent s’est concentré en haut de la montagne et sur les bords, ce sont donc les premiers lieux qui ont été explorés par les espagnols (les plus accessibles et les plus riches donc). Pour l’exploitation, ils n’allaient pas plus loin que 8 mètres de galeries. Et puis, au fur et à mesure, les recherches ont été poussées vers les entrailles de la terre.

"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]

Aujourd’hui, il semble même qu’il n’y ait presque plus d’argent ni de sédiments de valeur, et la mine pourrait fermer dans une dizaine d’années. Cela laisse percevoir une grave crise économique puisque tous les mineurs se retrouveraient au chômage du jour au lendemain. Certains réclament l’ouverture d’une autre mine (ce qui m’a fait halluciner, je doute que ce soit la solution au problème…). D’autres préféreraient un effort gouvernemental pour construire des usines. Sinon, cela pourrait produire une forte immigration vers d’autres villes boliviennes, voire vers d’autres pays (comme le Chili).

 

Actuellement, il y aurait environ 15 000 mineurs dans la mine, travaillant en coopératives. Dans les mines privées (souvent gérés par des américains), les travailleurs ont un salaire fixe, le matériel est fourni par l’entreprise et ils ne sont pas sensés travailler plus de 8h par jour. Dans les coopératives, ils travaillent autant de temps qu’ils veulent et gagnent en fonction de leurs trouvailles. Ainsi, ils peuvent ne rien gagner pendant des mois et tomber un jour sur une bonne recherche qui leur fera gagner un peu ou beaucoup. En gros, c’est le système de la loterie !

Les mines sont divisées en sections, où un groupe spécifique de travailleurs travaille. Là où nous allons aller, il y a 80 mineurs. Nous commençons à avancer dans le trou obscur et la lumière du jour disparaît au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans les entrailles de la terre…

"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]
"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]

Au bout de quelques mètres, il y a un petit « musée » avec une statue du « tio ». Le « tio » est une forme d’invention des colonisateurs lorsque les indiens ont commencé à refuser de travailler dans les mines en raison des horribles conditions de travail. Les indiens étaient à la base polythéistes, puis les colonisateurs ont apporté la religion catholique avec la notion de « paradis » et « d’enfer ». Or, les mines ressemblent trait pour trait à la représentation de l’enfer : la chaleur, les entrailles de la terre, les explosions, l’obscurité… De fait, l’action de Dieu s’arrête pour eux à l’entrée de la mine et il leur a fallu inventer un autre « Dieu » pour les protéger de la mort et des accidents. Ce « Dieu », « Dios » en espagnol, sera appelé « Tio » par les indiens car ils ne peuvent pas prononcer la lettre « D ». Ce « Tio » ressemble à la représentation du diable en personne, auquel ils ont fini par croire en désespoir de cause. Encore aujourd’hui, les mineurs se rassemblent autour de lui une fois par semaine minimum et lui offre leurs cigarettes, leur l’alcool (à 97°) ou leurs feuilles de coca. Il y a une statue dans chaque section.

 

A côté, nous apercevons la statue d’un esclave noir, eux-aussi ont été amenés en Amérique Latine pour travailler dans les mines. Néanmoins, les colonisateurs se sont rendus compte qu’ils étaient peu efficaces car ils n’étaient pas habitués au climat (très froid) ni à l’altitude. C’est pour cette raison qu’ils seront envoyés dans les cultures à La Paz. On voit aussi la statue d’un Allemand qui a réussit à vaincre une crise minière fondamentale en trouvant comment transformer les sédiments pour trouver les minéraux (car l’argent se trouvait au début directement, sans aucun processus).

La statue du "tio"

La statue du "tio"

Après le musée, nous continuons à l’horizontale et le chemin se fait de plus en plus étroit et humide. Le couple d’Argentins nous abandonne déjà.

"Un jour, le monde devra demander pardon à Potosi" [E. Galeano]

Quelques mètres plus loin, nous sommes bloqués dans un conduit étroit car un chariot s’est bloqué à cause de l’humidité. Notre guide reprend son habit de mineur et les aide à le sortir de la boue. Je regarde autour de moi et j’aperçois des fils électriques, presque collés au mur humide. Je ne suis pas rassurée, je sais qu’un autre chariot peut arriver par-derrière à une grande allure et que nous sommes prisonniers dans ce boyau. Les mineurs font vite, ils pensent sans doute la même chose que moi. Plus je marche et plus je manque d’oxygène. J’ai l’impression de n’arriver à rien respirer d’autres que des choses toxiques. Ma gorge me brule. J’hésite entre mettre le foulard pour me protéger de l’amiante et des gaz, mais qui me gêne pour respirer, ou l’enlever pour mieux respirer mais avaler la poussière et le reste. La chaleur augmente à une allure folle, et les conditions sont très dures au moment de descendre au 2ème étage. Les garçons se sentent mal et décident de nous attendre ici, nous ne sommes plus que 4 filles. Je décide de continuer et j’entame sur les fesses les 50 mètres de descente à la verticale. La pente est très abrupte, cela me fait penser à un toboggan de boue.

 

Je ne suis pas trop rassurée par notre petit groupe, seuls face au silence et à l’obscurité. En bas, nous croisons enfin des mineurs au travail, en train de tirer un chariot de 2 tonnes. Ils ont l’air tellement fatigués, les yeux rouges et les traits tirés. D’ailleurs, ils semblent ne pas nous voir, comme s’ils étaient absorbés par leur travail. J’ai choisi de ne pas amener mon appareil photo et je ne regrette pas car je me sentirai vraiment mal à l’aise de prendre des photos.

La seule photo des mineurs que nous prendrons avec l'appareil photo de Juliette

La seule photo des mineurs que nous prendrons avec l'appareil photo de Juliette

En continuant, nous disons « bonjour » à un jeune mineur en train de se reposer dans une petite « grotte ». Nous avançons un peu plus et à peine avons-nous le temps d’entendre un bruit sourd que notre guide nous crie de faire demi-tour. Le mineur que nous venons de croiser nous appelle alors, en nous disant de venir vers lui. Une fois que nous sommes en sécurité, il nous glisse avec un sourire « bienvenues à Disneyland les filles ». C’est qu’ils appellent ici des « trains fous », c’est-à-dire les chariots de 2 tonnes qui contiennent les sédiments. Dans les montées, les mineurs doivent tirer. Par contre, les chariots vont tous seuls à vive allure dans les descentes, sans aucun contrôle possible. La raison est simple : il n’y a pas de frein. Au bout du couloir où nous sommes, le groupe est en train de finir de déblayer car il y a eu un éboulement à cause de la pluie. Du coup, cela fait deux jours qu’ils travaillent de jour comme de nuit sans rien gagner.

Dans une autre galerie, j’assiste au processus d’extraction et de sélection des minerais. Nous sommes deux à descendre dans un trou accessible par 2 planches de bois posées dans le vide. Celui qui trie est celui qui a le plus d’expérience : cela fait 27 ans qu’il travaille là ! Il y a une américaine avec moi qui n’arrête pas de prendre des photos des gens en train de travailler, avec le flash en plus de cela. Elle me met mal à l’aise, je n’arrive pas à saisir l’intérêt de prendre des photos de gens en train de souffrir.

 

Sur le chemin du retour, il y a plus de groupes de touristes, certains mettent 4 coups de pelle pour participer. En observant les mineurs autour en train de rire, je me dis que les visites doivent néanmoins leur offrir un petit instant de répit, de bruits et de distraction. J’ai du mal à imaginer l’ambiance quand nous ne sommes pas là : le silence, l’obscurité, les coups de pelle, les explosifs… Un peu plus loin, je donne ma bouteille d’eau à un jeune que je croise et qui me sourit. Je lui donnerai 17 ans, peut-être moins.

On remonte lentement et j’ai envie d’accélérer. Je n’en peux plus, je me sens mal physiquement et mentalement. J’ai envie de vomir et de pleurer. Je vois les gens devant moi en train de s’arrêter pour prendre des photos en rigolant et je n’arrive pas à comprendre comment on peut arriver à garder autant de distance. Lorsque je vois enfin la lumière du jour, je sens des larmes arriver et je les refoule aussitôt. Voilà, je suis sortie de cette mine au bout de 2h et j’ai l’impression de revivre. Eux y resteront toute la journée, peut-être même la nuit. Ils sortiront avec l’obscurité et recommenceront le lendemain sans avoir vu le soleil.  Leur espérance de vie est de 40 ans en moyenne, et lorsqu’ils prennent leur retraite, ils meurent souvent quelques années après d’une maladie des poumons. Raison pour laquelle l’un des mineurs nous glisse quand on lui donne 4 ridicules feuilles de coca : « ce sont des poumons neufs qu’il  me faudrait ». Tout le monde remonte dans le bus, j’ai la gorge nouée et l’envie d’être seule. Je n’ai pas envie de garder une tête d’enterrement qui ne servirait à rien, alors je parle avec Juliette, nous échangeons nos impressions (qui sont plus ou moins les mêmes). Autour de moi, on parle, on rigole et on prend des photos de la ville éclairée par les rayons du soleil. Bref, la vie continue… non ? ».

Aujourd’hui, il y aurait plus de 800 enfants travaillant dans les mines. Il s’agit le plus souvent d’orphelins. Ce film documentaire raconte l’histoire vraie d’un enfant de 14 ans qui travaille dans une mine depuis 4 ans déjà. Il travaille dans une petite mine avec son frère, avant de décider de partir travailler seul dans une mine plus grande où les dangers sont multiples. Il raconte le danger des explosifs et la nécessité de compter le nombre d’explosions pour être sûrs qu’aucune ne va exploser plus tard. Il explique l’importance du casque avec une flamme, pour contrôler la présence ou l’absence de monoxyde de carbone (si la flamme s’éteint, il faut partir le plus rapidement possible). Chaque matin, il mâche des feuilles de coca pour couper la faim, le sommeil et pour se donner plus de forces pour la journée. Et chaque après-midi, il va à l’école et il a l’impression d’être en vacances.

Il a travaillé deux fois plus pour s’acheter l’uniforme obligatoire et les fournitures scolaires. Malheureusement, cela ne l’empêche pas d’être exclu par les autres enfants, dont les parents leurs interdisent de s’approcher des « travailleurs du diable ». Il aimerait avoir des amis mais n’a pas le temps de se préoccuper de ce genre de choses. Il sait qu’il doit préparer la danse de la « diablada » pour le prochain carnaval, et il en éprouve une grande fierté. Il a 14 ans et il veille sur sa petite sœur qui l’appelle « papa ». Il a 14 ans et il n’a qu’un rêve : que son petit frère ne fasse pas la même chose que lui.

Rédigé par Adeline

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