« Todos Santos » : immersion au cœur de la tradition

Publié le 9 Novembre 2012

Le 1er Novembre à 12h, débute la descente des âmes des défunts vers le monde des vivants. Voici la croyance sur laquelle se fonde la tradition en Bolivie et face à laquelle je n’ai pas pu rester indifférente. En fait, c’est surtout une phrase d’accroche pour attiser votre curiosité, le rituel étant beaucoup plus complexe (c’est un peu le système de l’hameçon pour attirer le poisson – je prends cet exemple pour l’hameçon, pas pour vous assimiler à des poissons). Certes, il s’agit d’une journée de souvenirs et de recueillement comme c’est également le cas dans la tradition catholique. Pour autant, cette fête revêt ici une dimension particulière car elle repose sur une tradition précoloniale de la culture aymara, qui se renouvelle chaque année depuis des millénaires. D’œil écarquillé en bouche ouverte de stupéfaction, préparez-vous à faire un saut au cœur de la culture bolivienne !

« Todos Santos » : immersion au cœur de la tradition

La conception de la vie pour le peuple aymara

« Aymara » désigne un peuple originaire de la région du Lac Titicaca (entre Pérou, Bolivie et Pérou), qui existe depuis des millénaires et a réussi à survivre à la colonisation espagnole (en en sortant cependant très affaibli). Cette civilisation a apporté la langue officielle de l’empire inca, mais également une culture singulière qui continue de régir la vie d’une partie de la population bolivienne. L’aymara compte de nos jours deux millions de locuteurs, et 50% des boliviens se considèrent comme étant indigènes (aymara ou quechua). Ils perçoivent le monde de manière spécifique, dans une conception dynamique. Pour eux, il s’agit d’un « cosmos » qui possède 3 dimensions différenciés, où les âmes peuvent néanmoins se rencontrer.

Tout d’abord, il y a le « Alax Pacha » qui désigne le monde lointain, d’en haut, souvent réservé aux dieux. Pour autant, inutile d’imaginer des petits anges avec bonnets et ponchos colorés, car il ne s’agit pas du tout de la notion de « ciel/paradis » propre à la conception catholique, mais plutôt d’un espace au-delà des montagnes.

Ensuite, le « Plano medio », est le monde des êtres humains et des animaux, où s’exprime la « Pachamama » (« Dame Nature » en quelque sort).

Pour finir, il y a le « Mangha Pacha », le monde d’en bas, fermé et secret (qui ne correspond pas du tout à l’enfer), où se trouverait les âmes des défunts. Ces sphères seraient en interrelation permanente et les âmes pourraient y évoluer librement. Leur conception de « l’âme » se rapprocherait du « chakra » ou de « l’aura », c’est-à-dire une sorte d’énergie et de moteur qui évoluerait dans tous l’univers. Ainsi, la mort n’est pas une fin tragique pour les peuples aymaras, mais plutôt une simple étape du cycle de la vie. Dans ce monde souterrain, les âmes vivraient le cycle de la vie à l’envers, c’est-à-dire qu’elles naissent vieilles, pour mourir jeunes et revivre dans le monde des vivants.

Une tradition millénaire : le rite d’investissement, entre monde des morts et des vivants

Lorsqu’une personne meurt, son âme resterait durant deux ans dans le monde des vivants, avant de rejoindre les montagnes ou le monde souterrain. Durant ces deux années, la famille apporte donc régulièrement de la nourriture, des boissons et des fleurs sur les tombes des défunts (rituel « apxata »). Le but est de nourrir l’âme du défunt. Quant aux fleurs, elles sont sensés l’aider à lutter contre les esprits ennemis, les malédictions ou les vibrations négatives.

Une fois que l’âme a quitté le monde des vivants, cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’y est plus présente. L’esprit des ancêtres reste vivant et se préoccupe de ceux qui vivent dans le « Plano medio ».

Il existe aussi un lien entre les âmes des morts, les vivants et la terre. Pour les aymaras, la terre se comporte comme une personne, c’est elle qui donne la vie et reçoit les restes des morts (c’est dans l’agriculture que s’établit cette relation). De fait, il existe un « rite d’investissement » selon lequel les vivants nourrissent les morts dont les os sèchent sous le soleil, et en échange, les morts intercèdent auprès de la terre pour que les pluies soient abondantes et que les récoltes soient bonnes.

 

Tombes fleuries Tombes fleuries

Tombes fleuries

Les fêtes de « Todos Santos » : un moment de partage

Le 1er et le 2 Novembre sont des occasions de rapprochement entre les vivants et les morts. Selon la croyance, ce jour à 12h, les âmes des morts redescendent parmi les vivants. Il y a des milliers d’années, le rite funéraire consistait à sortir les restes des « grands hommes », que l’on habillait, pour les amenait sur la place du village, afin qu’ils mangent et boivent avec leurs proches.

Aujourd’hui, la tradition perdure mais elle a évoluée. Tout d’abord, les corps ne sont plus inhumés, et ensuite, on trouve de plus en plus de symboles catholiques au sein de la tradition aymara.

Pour les fêtes de Todos Santos de nos jours, la famille du défunt dresse une table composée de la nourriture et des boissons préférés des morts, afin qu’ils viennent partager ce repas avec eux. Ces tables sont de couleurs différentes : blanche pour les enfants et noire ou violette pour les plus âgés.

Au niveau des coins de table, on trouve des vases en sucre, sensés délimiter et donner de la force aux âmes pour le chemin du retour. C’est aussi dans cette optique que l’on trouve des figurines de lamas ou de chevaux (pour aider les morts dans le difficile chemin).

On trouve aussi tout ce que pouvait aimer le défunt, tels que de la coca, du vin, ou encore des cigarettes. Les fleurs sont encore une fois présentes, pour lutter contre les esprits ennemis. De plus, il existe les traditionnels « pantawawas » (pain en forme d’enfant) qui représentent les morts. C’est une tradition tirée du rite de la Copachoca, consistant à offrir, à l’époque inca, des enfants que l’on sacrifiait aux divinités du monde surnaturel.

Pour les symboles catholiques, il peut y avoir « échelles de pain », qui aident les morts à retourner au ciel (et non vers les montagnes cette fois). Il n’est pas rare non plus de trouver des croix, ou d’entendre des prières catholiques.

 

1 - Une table, 2 - Des pantawawas, 3 - Les vases de sucre, 4 et 5 - la nourriture 1 - Une table, 2 - Des pantawawas, 3 - Les vases de sucre, 4 et 5 - la nourriture
1 - Une table, 2 - Des pantawawas, 3 - Les vases de sucre, 4 et 5 - la nourriture 1 - Une table, 2 - Des pantawawas, 3 - Les vases de sucre, 4 et 5 - la nourriture 1 - Une table, 2 - Des pantawawas, 3 - Les vases de sucre, 4 et 5 - la nourriture

1 - Une table, 2 - Des pantawawas, 3 - Les vases de sucre, 4 et 5 - la nourriture

Le choix du 1er et du 2 Novembre n’a rien à voir avec la « Toussaint » Française. En réalité, cela correspond au calendrier agricole du monde andin : cette période marque la fin de la saison sèche (Awtipacha), et le début de la saison des pluies (Jallupacha). Il s’agit donc du moment idéal pour le rite d’investissement : si les âmes sont bien nourris, elles agissent auprès de la terre pour que les pluies soient abondantes. C’est aussi ce qui explique pourquoi le rite est particulièrement important dans les campagnes (où les habitants vivent de l’agriculture).

Durant ce jour, tous les proches, amis et connaissances du défunt peuvent venir se recueillir sur la table. Après le recueillement, la famille offre de la nourriture pour remercier et pour partager un moment de fête. Le 2 Novembre à 12h, lorsque les âmes sont parties, on réparti les aliments présents sur les tables (mais je ne vous cache pas que les mouches entame le travail bien avant).

Concrètement, le rite est le suivant :

- « Wakich Urunaka » : les semaines précédentes, où les familles préparent les aliments.

- « Taquisanturu », le 1er jour : on dresse les tables et on commence le recueillement

- « Tispach Uru », le 2 Novembre, avec visite des cimetières et partage des aliments

 

Convivialité et festivité

Chacune des étapes se déroule dans une ambiance très festive et conviviale. Les gens chantent, mangent et semblent heureux (car ils pensent que l’âme du mort est avec eux). Ainsi, les cimetières sont remplis de personnes et on entend des chants et de la musique à chaque détour.

Avant, le rite des tables s’effectuait au sein même des cimetières, sur les tombes. Néanmoins, aujourd’hui, après quelques débordements alcoolisés, c’est interdit (des policiers veillant à fouiller les sacs à l’entrée du cimetière). De fait, lorsque ce n’est pas directement dans les familles, les tables sont dressées à même le sol, à l’extérieur du cimetière.

 

Au cimetière de CochabambaAu cimetière de Cochabamba

Au cimetière de Cochabamba

Au milieu de ces tables, il n’est pas rare de trouver des enfants des rues avec un balluchon rempli de nourriture, qui viennent se recueillir pour gagner quelques aliments en échange. C’est une pratique qui nous a en fait beaucoup choquée, en grande partie parce que nous l’avons perçu comme une forme de mendicité. Néanmoins, on peut aussi le percevoir comme un échange : des prières pour les morts, et de la nourriture pour les enfants. Des formes de « bandas » sont aussi présentes, pour jouer la chanson préférée du défunt, en échange de quelques pesos.

Formes de sérénades pour les morts
Formes de sérénades pour les morts

Formes de sérénades pour les morts

En résumé, ce sont deux journées qui m’ont tour à tour déstabilisées, dépaysées et qui ont surtout éveillées ma curiosité. C’est un rite complexe et empli de richesse, que j’ai essayé de vous expliquer avec les rares connaissances que je possède. Tout ça pour dire également que « la mémoire historique de ce peuple nous montre que, nonobstant le fait qu’il a été conquis, dominé, colonisé, exploité et marginalisé, il a maintenu vivace sa culture ».

Rédigé par Adeline

Commenter cet article